Ultime représentation

Chaque jour Emilie, jeune aide à domicile, rend visite à Maurice. Elle entre dans sa chambre, le salue d’une voix avenante puis ouvre la fenêtre et les volets. Pourtant Maurice reste muet et garde ses paupières closes.
Il est vieux Maurice. Quatre-vingt-douze ans. Il est vieux et fatigué de vivre. En quittant ce monde deux mois plus tôt, Odette sa femme, a laissé un grand vide, une blessure ouverte sur le néant dans lequel il se laisse engloutir dans l’espoir fou de la rejoindre.
En attendant, il se souvient.

Il était violoniste, elle était danseuse.  Ils s’étaient rencontrés à Vienne, lors d’une représentation du Lac des cygnes. Leur amour était né dès les premières notes et les avait transformés : il était le prince Siegfried venu sauver la jeune et belle princesse vêtue de plumes blanches. Il avait été hypnotisé par sa grâce. Elle l’avait été par sa virtuosité. Dès lors, elle lui destina ses mouvements majestueux et lui ne joua de son violon que pour mieux sublimer les ondulations de sa princesse. Ainsi rythmée par la musique et la danse, leur vie devint un tableau unique, une chorégraphie somptueuse que rien ne semblait pouvoir interrompre.
La mort pourtant y mit un terme, soixante-dix ans plus tard. Elle emporta sa bien-aimée dans sa quatre-vingt-dixième année, par un matin gris d’avril. Fatiguée par une nuit sans sommeil, Odette était restée couchée. A sa demande Maurice avait ouvert la fenêtre et s’était éclipsé pour la laisser se reposer. Quand il était revenu une heure plus tard, le regard vide de sa princesse fixait sans le voir l’échafaudage de l’immeuble d’en face…
Pour Maurice tout s’arrêta en même temps que la vie de sa belle. La sienne perdit toute saveur.
En disparaissant, Odette emporta une part de son être. La part essentielle. Celle qui maintient debout, donne l’envie de vivre, donne un sens à l’existence…  Imperceptiblement, il s’isola et se laissa aller. Jusqu’alors quotidiennes, les promenades s’espacèrent et il se désintéressa de son quartier, de ses transformations, de ses habitants. Les commerçants qu’il saluait chaque jour de son sourire chaleureux le virent moins souvent. Les voisins habitués à ses discussions joviales ne le croisèrent plus qu’exceptionnellement. Lors de ces rares rencontres, ils constatèrent avec tristesse son accablement grandissant et sa transformation physique. Petit à petit le corps de Maurice exprima sa douleur morale et en révéla les stigmates. Sa démarche et ses gestes perdirent leur grâce. Son dos se voûta comme pour l’aider à ne plus voir ce monde devenu sans intérêt. Sa voix tremblotante devint le reflet de ses mains dorénavant incapables de jouer de l’instrument dont elles avaient été la continuité. Il les fit taire l’une et l’autre : sa princesse n’était plus là pour les entendre.
Malgré toutes ses tentatives, Emilie assistait au déclin du vieil homme. Quand trois jours auparavant, Maurice déclara mettre fin définitivement à ses promenades, l’inquiétude de la jeune femme fut à la hauteur de son impuissance. Ces deux sentiments allèrent crescendo : le lendemain il refusa de se lever et de s’alimenter. Le surlendemain, il resta muet et garda ses yeux clos pour mieux se souvenir.

Quatrième jour. Tout se précipite. C’est un matin doux et lumineux. Le premier de l’été… Celui de la fête de la musique.
Emilie entre en chantonnant et le salue. Maurice ne bronche pas. Bien que déconcertée, la jeune femme poursuit son monologue d’un ton enjoué. Elle ouvre les volets. Le soleil illumine la pièce, caresse les draps recouvrant le corps du vieil homme et l’enveloppe d’une douce chaleur. Maurice reste immobile, insensible. Pourtant, en entendant au loin les premières notes d’une musique qu’il reconnait aussitôt, son intérêt s’éveille. N’est-ce pas l’œuvre de Tchaïkovski ? Comme pour lui répondre, la mélodie se rapproche peu à peu, se fait de plus en plus forte, et envahit la pièce. Maintenant, elle n’est là que pour lui, l’intime à se réveiller et à prendre connaissance du message dont elle est porteuse. Maurice ne peut résister. Il relève ses paupières… Et n’en croit pas ses yeux.

© Jon Tyson

Là juste devant lui, sur la façade de l’immeuble d’en face maintenant débarrassée de son échafaudage de fer, est peinte une fresque gigantesque. Au centre, une danseuse. Gracieuse et majestueuse. Elle le regarde tendrement et les plumes blanches de son costume oscillent doucement. Immobile, la jeune femme semble n’attendre qu’un signe de sa part pour se mettre en mouvement. Maurice tressaille, donnant ainsi le coup d’envoi du spectacle. Spectacle singulier en vérité, car l’œuvre commence à l’acte IV : scène où Siegfried retrouve sa belle sur les bords du lac pour lui réaffirmer son amour et obtenir son pardon.

Aussitôt, Maurice est projeté dans le passé. Comme au premier jour il devient le prince, elle devient sa princesse. Instant de félicité. Etat de grâce qui fait perdre à Maurice toute notion de temps et de réalité. Ils sont à nouveau ensemble et rien ni personne ne pourra désormais les séparer. Pourtant, fidèles au ballet auquel il a si souvent assisté, la musique se fait plus vive et la tempête, mue par la fureur de Rothbart, s’abat sur Odette.

Prise au milieu de la tourmente, la princesse – SA princesse ! – tournoie et se courbe. Un instant, elle parait fléchir. Mais rien n’y fait. Au contraire. A chaque assaut du vent et des eaux tumultueuses, Odette se relève et semble plus forte qu’au précédent. Quand enfin elle triomphe du magicien, elle virevolte doucement, ondule une dernière fois et se penche en une élégante révérence. Puis elle se redresse, fixe Maurice d’un regard rempli de promesses, sourit et lui tend la main. Maurice lui rend son sourire juste avant que la vie ne le quitte. Puis il s’élève jusqu’à elle et se love dans ses bras.

Midi. Emilie entre dans la chambre avec la ferme intention de convaincre Maurice d’avaler quelque chose. Lueur d’espoir quand elle voit son sourire et ses paupières levées. Espoir déçu… Et immense tristesse. Le regard vide du vieil homme fixe sans la voir la façade de l’immeuble d’en face.

© Jos Gonçalves le 19 septembre 2019


 

7 réflexions sur “Ultime représentation

  1. marinadedhistoires 21 septembre 2019 / 0 h 29 min

    Que d’émotion avec ce texte ! Je reconnais la photo de la danseuse sur la façade qui nous avait été proposée par Bricabook il y a déjà longtemps.

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    • Josplume 21 septembre 2019 / 11 h 09 min

      Oui ! C’était l’atelier 313 début octobre 2018 ! Dans le cadre de ma formation chez Désir d’écrire, j’ai repris cette photo et me suis inspirée du texte que j’avais écrit alors. Je l’ai très largement modifié et amplifié… C’est toujours intéressant de retravailler un texte et tellement constructif !! Merci de ta visite Marinadedhistoires 😉

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  2. Sabrina P. 24 septembre 2019 / 9 h 39 min

    Quel joli texte tu offres là Josiane ! Je n’ai pas lu ta version précédente, et ne vois donc pas les modifications apportées, mais ça a dû être quelque chose en effet, de retourner sur un ancien texte et de le remanier. C’est le défi que je me lance dans toutes mes nouvelles pour constituer un recueil, la tâche sera longue et ardue ! Le résultat ici en tout cas est très touchant, les temps choisis amènent densité et intensité, l’histoire est belle, et magnifie la photo proposée par l’atelier. Bref, comme toujours, un plaisir de te lire, quelles que soient les consignes, on ressent une grande humanité derrière tes écrits. Belle journée à toi, Sabrina.

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    • Josplume 2 octobre 2019 / 17 h 06 min

      Merci Sabrina ! Oui retravailler un texte est difficile mais tellement intéressant.
      Un recueil de tes nouvelles ! Comme tu as raison ! Un beau défi, certes long et ardu comme tu le dis, mais tellement motivant je trouve. J’y pense également… mais avec trop de projets en même temps je risque de n’en faire aboutir aucun. Je garde donc cette idée dans un coin de ma tête pour plus tard 😉
      Pour l’heure je tente de finir ma formation en cours et de tenir le rythme de l’atelier ZODIAC (pour les textes et les commentaires aussi !). Par contre j’ai levé le pied concernant l’atelier Bric à Book pour le moment.
      Je crois que j’ai encore quelques mois à courir après le temps avant de pouvoir me consacrer pleinement à mon prochain roman !!!
      Ecriture, écriture !!! Quand tu nous tiens !! 😉
      Belle soirée Sabrina

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      • Sabrina P. 4 octobre 2019 / 15 h 41 min

        Oui, c’est la même chose de mon côté, trop d’idées et de choses en même temps, il faut donc que je me concentre sur une tâche à la fois, et maintenant que j’ai rattrapé ce maudit retard, je vais m’y atteler! Parfait pour le Zodiac, je vais venir te lire, et je ferai un bric à book dès que possible, mais les heures s’échappent ! Bon courage à toi, je te suis avec plaisir, Sabrina.

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  3. Béatrice Vandevenne 27 septembre 2019 / 20 h 17 min

    Bonsoir, Josiane,

    J’aime beaucoup ce texte, tout en finesse et en émotion, sans la moindre sensiblerie.

    Avec le temps, j’ai l’impression que tu te spécialises dans l’écriture de l’intime, des profondeurs de l’humain, et ça te va très bien.

    Je te souhaite un très beau week-end.

    Bises

    Béa

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    • Josplume 2 octobre 2019 / 17 h 19 min

      Bonsoir Béatrice et merci de ta visite !
      C’est vrai que j’ai de plus en plus tendance à écrire sur l’humain. C’est étrange d’ailleurs car souvent inévitable pour moi. La vieillesse, la maladie, la violence, la dignité de l’homme et tant d’autres sujet encore qui me tiennent à coeur. Impossible pour moi d’éviter un de ces sujets, qu’un simple mot ou qu’une simple photo va m’inspirer sans que je comprenne vraiment pourquoi… C’est ainsi. L’important est de ne pas tomber dans la sensiblerie comme tu le dis.
      Je te souhaite une belle soirée 😉 (et t’enverrai un petit mail d’ici la fin de la semaine 😉

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